
Se former pour être thérapeute, c'est ingurgiter beaucoup de connaissances, mais c'est aussi un parcours personnel, avec des découvertes, des surprises, qui vont modifier, parfois radicalement, ce qu'on estime être censé·e faire en tant que thérapeute et/ou la façon la plus pertinente de le faire. Ce livre devrait être le dernier de la rubrique, ou en tout cas si elle comporte d'autres articles ce ne sera pas selon le rythme mensuel que j'ai tenu (yay!) jusque là, parce que la remplir juste pour tenir un rythme et pas parce que tel ou tel livre y a vraiment sa place ce serait la dénaturer.
On pourrait se demander ce que ce livre vient faire là : pardonner, c'est une question philosophique, peut-être morale, et est-ce que ce n'est pas un mélange des genres un peu douteux de décréter que la thérapie a un regard à avoir là dessus? Pour ne rien arranger à ce questionnement, il s'agit d'un livre de théologie!
Non, je ne suis pas en train de faire de la propagande religieuse, je suis moi-même athée fervent (l'autrice est protestante), ce qui n'a rien enlevé à mon intérêt pour ce livre, qui lui même n'a pas fait bouger d'un millimètre mon rapport à la religion. Et, oui, le sujet du pardon est extrêmement normatif (j'en parle par exemple ici et là), ce qui n'a rien d'anodin, et rend d'autant plus important à mon sens d'avoir un regard de thérapeute sur le sujet.
Parce que, au risque de brasser des évidences, parler de pardon, c'est parler de relation, et c'est parler de résilience, des sujets fondamentaux dans le domaine de la thérapie.
Pour l'autrice, un pardon vraiment libérateur répond à des exigences strictes. La plus importante, est que le pardon doit être libre : pardonner n'est ni une obligation, ni une nécessité, et la démarche ne doit certainement pas être imposée (ni encouragée lourdement, n'est-ce pas). Il doit également, ce qui peut être contre-intuitif, être au service de la victime, et non au service du bourreau (c'est le terme employé dans le livre).
Le pardon, comme le deuil ou la guérison d'un traumatisme, est un processus, et c'est là qu'on peut considérer que le contenu du livre est strictement thérapeutique. Le cœur du processus est d'humaniser le bourreau, mais aussi de s'humaniser soi. Humaniser le bourreau implique de le reconnaître comme une personne qui peut souffrir, qui probablement a souffert, mais aussi comme un individu qui a commis cet acte en tant que personne, avec les responsabilités que ça implique : "Le véritable pardon ne passe pas à côté de la colère mais il passe par elle. C'est seulement à partir du moment où j'ai pu me révolter contre l'injustice qui m'a été faite, lorsque j'ai pu identifier la persécution en tant que telle et pu haïr mon bourreau, que la voie du pardon m'est ouverte."
S'humaniser soi, c'est entre autres prendre la mesure du mal subi et de son injustice. C'est long, douloureux, et ne peut être précipité : "imposer ou s'imposer le pardon, c'est s'imaginer qu'on peut avoir la fleur sans le terreau. Nul ne peut pardonner sans creuser profond dans le terreau noir de son désespoir et de son refus de laisser aller le mal subi", "il faut la mesure récurrente du mal subi pour s'apercevoir avec étonnement qu'on n'avait pas pardonné, ou pas totalement, pas "de tout son cœur" ".
Vous l'aurez compris, comme dans le cas du deuil (Christophe Fauré parle de cicatrisation) ou de la guérison du traumatisme (accepter pleinement les réalités "c'est arrivé", "ça m'est arrivé à moi"), le pardon n'est ni minimisation ni oubli : "il nous permet de garder vivante la réalité du mal subi, mais sans nous y enfermer", "notre rage impuissante s'est progressivement muée en capacité de nous défendre et de faire respecter notre territoire."
Cette intégration pleine du souvenir est facilitée par la reconnaissance extérieure, que ce soit celle des proches ou à un niveau public. C'est d'ailleurs une revendication forte des mouvements contre les violences sexuelles et les violences conjugales. En ce qui concerne la reconnaissance de l'agresseur·se, l'autrice laisse entendre qu'il vaut mieux être prêt·e à s'en passer. Malheureusement, la réalité lui donne souvent raison : la personne qui agresse le fait en général délibérément et en connaissance de cause (c'est l'un des aspects du mal subi les plus difficiles à accepter), et quand c'est le cas n'exprimera de regrets sincères que si elle a changé profondément en amont... et les changements profonds, c'est rare.
Lytta Basset porte donc un discours profond, exigeant et à mon avis nécessaire sur cet enjeu du pardon, qui à ma connaissance n'est pas si fréquemment traité (et quand c'est le cas pas de façon aussi développée) dans des livres qui concernent plus directement la thérapie.
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