Se former pour être thérapeute, c'est ingurgiter beaucoup de connaissances, mais c'est aussi un parcours personnel, avec des découvertes, des surprises, qui vont modifier, parfois radicalement, ce qu'on estime être censé·e faire en tant que thérapeute et/ou la façon la plus pertinente de le faire. Dans cette rubrique, qui devrait comporter si tout va bien un article par mois, je vais parler de livres qui m'ont fait cet effet.
Qui n'a jamais rêvé de devenir un être de raison pure? Plus de procrastination, puisque la bonne solution est de toute évidence de faire ce qu'on a décidé de faire. Plus de bêtes erreurs de jugement, que ce soit au niveau relationnel ("c'est marrant, j'ai un avis très différent sur la pertinence d'envoyer cette série de SMS rageurs à mon ex maintenant que je ne suis plus bourré·e"), professionnel ("je ne voudrais pas m'avancer, mais je pense que cet entretien pour une promotion se serait mieux passé si je n'avais pas bafouillé et perdu 4 litres de sueur à chaque fois qu'une question ne m'arrangeait pas"), personnel ("avec le recul, je ne suis plus si convaincu·e que ce que j'ai suggéré au voisin de faire avec sa perceuse va avoir un effet positif sur sa volonté à faire des concessions sur le long terme"), ... Certes, on perdrait ce qui fait l'essence de notre humanité, mais le quotidien serait tellement plus facile!
Le neurologue Antonio Damasio a découvert que ce n'est pas si simple. Il reçoit Elliot, adressé par les assurances qui suspectent une fraude. Depuis l'opération d'une tumeur au niveau des lobes frontaux, cet ancien homme d'affaire aimable est incapable de travailler : respecter un emploi du temps est devenu hors de portée pour lui, il ne parvient pas à se concentrer sur une tâche (par exemple quand on lui demande de classer des documents il peut finir par les lire à la place), ... Il a aussi divorcé deux fois, et a perdu de l'argent des dans investissements ostensiblement catastrophiques. Mais son niveau d'intelligence, plutôt élevé, n'a pas bougé, ce qui fait franchement tiquer les compagnies d'assurance.
Vous savez déjà quel est le problème puisque vous avez lu le premier paragraphe de ce résumé, mais pour Damasio, ça a été épique, jusqu'à envisager de laisser tomber. Les capacités de planification, la mémoire à court terme, sont intactes. Les tests qui impliquent des compétences intellectuelles plus axées sur la créativité (classer des cartes au fur et à mesure qu'on les tire donc en changeant les critères de classement en temps réel, répondre à des questions insolites, ...) ne révèlent pas plus de lacunes. Mais le neurologue finit par remarquer qu'Eliott est tout le temps calme, y compris dans des moments où ce n'est pas attendu, comme quand il passe encore un test fatigant après toute une journée à passer des tests, ou quand il raconte les évènements tragiques qu'il a vécus.
De toute évidence, la raison pure, ce n'est pas ce qu'on pourrait attendre! Damasio va bien sûr poursuivre ses investigations, auprès de personnes ayant des lésions semblables à celle d'Eliott. Certes l'absence, ou plutôt la diminution considérable (même pour Eliott, il ne s'agissait pas d'une absence complète d'émotions) des émotions, peut avoir des avantages, comme pour cette personne qui a repris un contrôle parfait de sa voiture qui dérapait sur du verglas, mais les émotions sont indispensables pour fonctionner de façon satisfaisante au quotidien! Elles permettent d'enregistrer des liens de cause à effet plus rapidement (ça a été testé avec un jeu de carte où le choix qui semblait plus avantageux au début s'avérait faire perdre plus vite... les personnes avec une lésion, qui étaient tout aussi capables d'expliquer le fonctionnement du jeu que les autres, ne changeaient pas de stratégie), mais aussi par exemple d'anticiper des récompenses, donc de surmonter la procrastination ("comment sinon accepterait-on les opérations chirurgicales, le jogging, l'Université ou l'école de médecine?").
Je n'ai traité qu'une petite partie des détails techniques, mais la conclusion forte de Damasio est qu'émotions et raison sont complémentaires. Il va plus loin en estimant qu'il est aberrant d'estimer que le cerveau est constitué de fonctions supérieures (apparues plus tard dans l'évolution) et primitives, puisque toutes ces parties du cerveau travaillent ensemble.
Et c'est en écrivant cet article que je réalise que bien que le livre m'ait secoué, ce n'est qu'en commençant ma formation à l'Approche Centrée sur la Personne que j'ai perçu sa force comme je la perçois aujourd'hui. Et pourtant, j'avais lu trois livres de Carl Rogers avant de lire celui-là : la complémentarité entre émotion et raison aurait du faire tilt immédiatement, je veux dire c'est quand même le cœur de l'ACP de faire communiquer ces deux là! Et, oui, ça implique que Rogers avait finement compris cette complémentarité et ses enjeux depuis au moins 1942, alors que l'Erreur de Descartes est sorti en 1994.
Mais si j'ai mesuré de façon nouvelle la portée de ce livre en formation, c'est en partie parce que l'analogie entre les émotions qui complètent la rationalité et la pratique qui complète la théorie me tendait les bras (cette formation, par opposition à la fac de psychologie, balançait immédiatement les étudiant·e·s dans un bain de pratique -ou un océan agité de pratique, c'est selon-), mais surtout, et c'est tellement méta que ça peut faire sourire, parce que c'est dans cette formation que j'ai appris à ressentir, à écouter vraiment mes émotions et à leur donner leur juste place. Donc, en substance, j'ai compris (rationnellement) l'importance des émotions sur lesquelles j'étais informé (rationnellement) par le livre de Damasio, en ressentant des émotions!
J'ai dit que Carl Rogers avait compris bien avant Antonio Damasio l'importance des émotions (mais comme il est mort 7 ans avant la sortie de L'Erreur de Descartes, il n'a jamais eu l'opportunité de le narguer). On va dire que j'en rajoute, mais pour moi Rogers est même allé plus loin. En effet, Damasio parle de l'importance des émotions pour fonctionner de façon satisfaisante, donc d'une certaine façon pour être un membre productif et accepté de la société (il a d'ailleurs rencontré Eliott parce que des compagnies d'assurance voulaient remettre cet assisté sur le droit chemin). Rogers, lui, montre qu'elles sont le socle de la subjectivité, la boussole pour se libérer des normes sociales qu'on a intégrées comme telles sans même s'en rentre compte.
Quand on pense à l'aspect politique de l'ACP, le premier aspect qui vient à l'esprit est souvent l'horizontalité : le·a thérapeute est là pour accompagner le·a client·e, pas pour lui expliquer ce qu'iel doit faire, l'enseignant·e centré·e sur la personne demande aux étudiant·e·s ce qu'iels veulent faire et comment... ce qui en général dans un premier temps ne leur convient pas du tout!, ... Mais la centralité qu'il a accordée aux émotions, à la fois partie intégrante et pleinement légitime du psychisme, à écouter et non à inhiber, et clef pour s'individualiser, a une dimension politique extrêmement puissante. Il suffit d'ailleurs bien trop souvent de voir de qui les émotions sont acceptées et valorisées, et surtout de qui elles sont étouffées et dénigrées.
Bien sûr, le travail pionnier de Rogers n'enlève rien à celui de Damasio, dont les apports techniques restent extrêmement précieux.
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