L'amour est un cadeau (La Reine des Neiges) : l'entrée normale et grisante dans une relation abusive
- Grégoire Taconet
- 22 oct.
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : il y a 4 jours

Voici le premier post d'une toute nouvelle rubrique, "Culture populaire et santé mentale". J'ai prévu deux articles par mois, on verra ce que ça donne sur le long terme. Ça va de soi que vos retours m'intéressent énormément, et vos suggestions aussi, pour éviter que la grande majorité du contenu ne concerne les Disney et les relations abusives. D'ailleurs, pour ce premier article, je vais parler des deux (déjà, vous échappez à la chanson de La Reine des Neiges que plus personne ne supporte... enfin, vous y échappez pour l'instant, je la garde pour plus tard). Évidemment, je spoile.
Le sujet des relations abusives, encore aujourd'hui, est associé à de nombreux stéréotypes qui nuisent à sa compréhension, à la prévention, et aux soins des personnes concernées. Non, l'agresseur, dans la grande majorité des cas, n'est pas une brute incapable d'aligner trois mots et de passer plus de vingt-quatre heures sobre, qui explose de colère et casse des meubles à la moindre contrariété. Non, la victime, dans la grande majorité des cas, n'est pas une personne naïve, craintive, qui quelque part a bien envie d'être avec quelqu'un qui contrôle ses faits et gestes et la maintient dans la peur (et quand bien même ce serait le cas, ce ne serait certainement pas une raison pour porter un jugement plutôt que de chercher à l'aider). Je force un peu le trait, mais ces représentations restent, dans des versions plus ou moins nuancées, bien plus répandues qu'elles ne devraient l'être, ce qui a des conséquences extrêmement concrètes sur les personnes concernées qui osent moins parler, sont moins entendues, par leurs proches et même au moment du dépôt de plainte, alors que le début d'une relation abusive peut parfaitement ressembler... à une chanson Disney.
Je vous invite à regarder la chanson, en anglais si vous pouvez (c'est impossible à traduire de façon satisfaisante d'ailleurs il y a un contresens particulièrement gros en français), ce sera plus clair : https://www.youtube.com/watch?v=kQDw88hEr2c. D'ailleurs le titre original (Love is an open door, l'amour est une porte ouverte) est bien plus ambivalent.
Le contexte : Anna a vécu enfermée et isolée toute son enfance, elle voit du monde pour la première fois et, rêve auquel elle se persuadait de ne pas croire mais auquel elle pensait constamment, rencontre l'homme idéal. Et le moins qu'on puisse dire, c'est que le courant passe, c'est d'ailleurs probablement surtout ça qui en fait l'homme idéal. Sauf qu'à la fin Anna échappe de peu à un féminicide.
La complicité est belle, grisante, elle porte, elle fait rêver... mais son intensité arrive vite, très vite. Bien sûr, ça arrive aussi dans les relations saines, mais cette sur-perfection est parfois un marqueur des relations abusives. C'est particulièrement bien décrit, par exemple, dans Tant pis pour l'amour ("Il était le gif de loutres de mon feed Twitter, le #couplegoal de mon Instagram, le mois premium gratuit de mon Amazon, le pot de Nutella de mon panier de légumes bio, le sucre raffiné de mon smoothie détox, le cheat meal de mon régime sans gluten, les graines de chia de mon Instafood, le Netflix de mes soirées pluvieuses..."). Tout est parfait, tout est d'autant plus parfait que les deux personnes ne vivent pas la même chose : l'une s'émerveille de ce qu'il se passe, l'autre s'émerveille de l'émerveillement de l'autre et l'entretient. Pour l'agresseur·se dans une relation abusive, l'important, c'est d'être au centre, et difficile de faire mieux pour être au centre que cette période de lune de miel... qui va aussi avoir son rôle dans l'emprise qui va suivre. Comment ne pas se remettre en question soi devant les sautes d'humeur d'une personne qui a été aussi parfaite? Quelles épreuves pourraient bien être de trop pour retrouver ce visage, fût-il de plus en plus inaccessible, de l'homme ou de la femme avec qui on a partagé cette magie?
On est bien d'accord, je ne suis pas en train de vous dire que quand ça se passe bien, c'est que ça se passe mal! Hans a d'ailleurs quelques comportements suspects, qui sont évidemment particulièrement discrets dans la naissance de cette complicité fusionnelle (je suis en train de vous dire subtilement que je n'ai rien, mais alors rien, perçu de tout ça au premier visionnage). Par exemple, c'est elle qui exprime la première ce qu'elle est en train de vivre, lui se calque dessus. Elle dit que sa vie, c'était "des portes qui se refermaient sur elle l'une après l'autre" : une telle vulnérabilité, pour un·e manipulateur·ice (ce que Hans s'avèrera être), c'est de l'or. Autant dire qu'il s'est probablement félicité de l'avoir encouragée à continuer lorsqu'elle a parlé de "dire quelque chose de fou". Lui et elle s'enthousiasment ensemble de n'avoir "jamais rien vécu de tel", sauf qu'iels ne partent pas du même endroit : elle n'a littéralement connu personne d'autre que sa famille proche et les serviteur·se·s du château, alors qu'à l'inverse, "tu n'es pas comme les autres", c'est souvent un red flag (parce que c'est valoriser en dénigrant lesdites autres). La manipulation est plus claire encore pour les spectateur·ice·s quand, pour souligner leur synchronicité, il s'extasie que chacun·e finisse les phrases ("sentences") de l'autre. Sauf qu'Anna, précisément pour... finir la phrase de Hans, parle de finir les sandwiches de l'autre (c'est cette phrase qui perd tout son sens dans la version française). Hans, sans se formaliser, s'exclame que c'est exactement ce qu'il allait dire : la seule chose qui compte vraiment, c'est qu'Anna soit convaincue qu'elle a rencontré ce double dont elle avait tant besoin (j'aimerais pouvoir dire le contraire parce que je trouve ça un peu triste, mais c'est solidement vérifié par les recherches en thérapie de couple, les points communs sont un bon prédicteur de la longévité de la relation). L'amour est peut-être une porte ouverte, mais le piège s'est refermé : quand Hans propose à son tour de dire quelque chose de "complètement fou" qui sera une demande en mariage, il sait qu'elle va accepter sans se poser de questions.
Quelques détails plus profonds dans la chanson rappellent à quel point La Reine des Neiges (et le 2 c'est pareil) est un excellent film. Le vide affectif tellement douloureux d'Anna (et le déni qui va avec) a été magnifiquement montré dans la chanson précédente (faites moi signe si vous voulez la voir dans cette rubrique), mais des conceptions de la relation amoureuse qui ont l'air aussi belles que sensées et pourtant exposent à un risque de dérive se glissent dans la chanson. L'invitation à dire adieu aux douleurs du passé (souvent surinvesti·e par l'agresseur·se ravi·e de se saisir de ce statut de sauveur·se absolu, et si c'est possible de donner la responsabilité à l'autre de faire pareil pour mettre la pression aux bons moments, c'est encore mieux) est à double tranchant. Le passé fait partie de la vie et de qui on est, le mettre sous le tapis, en particulier si c'est dans de mauvaises conditions, c'est s'exposer à ce qu'il ressurgisse brusquement, brutalement, au mauvais moment. C'est dur, c'est important de le faire à son rythme, mais la seule vraie solution, c'est d'en prendre soin, de le rendre progressivement moins insupportable, moins douloureux : j'aime bien l'image d'une plaie ouverte qui se cicatrise. Autre conception dangereuse ou en tout cas risquée : comme toutes les relations saines, l'amour n'est pas une porte ouverte, l'amour est une porte! Qu'on ouvre, qu'on ferme, comme on l'entend, et qu'on a d'autant plus de plaisir à ouvrir qu'on le fait librement. Les limites, c'est au service de la relation. D'ailleurs, un·e agresseur·e sera le·a premier·ère à ne pas supporter que la porte ne soit pas constamment ouverte.
Bien sûr, les victimes qui ne ressemblent pas à Anna ne méritent en aucun cas moins de soutien. La crainte de laisser entendre ça m'a même fait hésiter à écrire cet article. Mais j'espère que cette compréhension de certains mécanismes pourra aider les personnes concernées à être plus indulgentes avec elles-mêmes, parce que malheureusement la culpabilité, voire la honte, est souvent d'une grande violence pour les victimes alors qu'elles ne devraient concerner que les agresseur·se·s, et pourra aider les personnes qui accompagnent à vivre cet accompagnement qui peut être très dur et décourageant de façon moins éprouvante, parce que sans parler de jugement, l'incompréhension peut parfois rendre les choses bien plus dures.

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